de Ali Said Faqi
Ancien ambassadeur auprès de l’UE

Fin novembre 2017, en tant qu’ambassadeur de la Somalie auprès de l’Union européenne, j’étais membre de la délégation accompagnant le président somalien lors du 4e sommet UA/UE à Abidjan, en Côte d’Ivoire. J’étais loin de me douter que ce voyage marquerait un tournant dans ma carrière, ainsi que dans ma vie. C’est au cours du sommet que le président m’a pris à part, les yeux remplis d’un mélange d’inquiétude et de détermination. Nous avons parlé des rapports déchirants sur les migrants somaliens bloqués en Libye, confrontés à des horreurs inimaginables. De jeunes Africains sont vendus comme esclaves, leurs vies sont brisées par des trafiquants d’êtres humains impitoyables. Le président m’a demandé de faire tout ce qui est en mon pouvoir pour ramener notre peuple chez lui. En mars 2018, alors que l’hiver relâchait son emprise sur la Belgique, je me suis retrouvée à prendre un avion pour Tripoli, en Libye, via Tunis. Bien que préparé intérieurement à ce que je pourrais rencontrer, rien n’aurait pu me préparer à la réalité choquante qui m’attendait là-bas. Dès mon arrivée, j’ai commencé à rencontrer les migrants somaliens résidant dans les différents centres de détention de la ville. Leurs histoires étaient déchirantes et gravées à jamais dans ma mémoire. Ils ont parlé d’une brutalité inimaginable – coups, abus, et même électrocution. C’était une existence horrible à laquelle ils avaient été contraints, simplement parce qu’ils cherchaient un avenir meilleur pour eux et leurs familles.

Khalid est l’un des migrants que j’ai rencontrés au centre de détention de Tariqul Mataar à Tripoli. Le rêve de Khalid de trouver une vie en Europe a été brisé par les dures réalités auxquelles il a été confronté sur son chemin. Tout a commencé lorsque Khalid a été introduit clandestinement en Libye, à travers le désert brûlant de 2015. Le voyage a été difficile, semé d’embûches et d’incertitudes. Au Soudan, il était entassé à l’arrière d’un camion, entouré d’étrangers qui partageaient le même espoir désespéré d’une vie meilleure. Ils ont enduré la chaleur impitoyable du désert, survivant avec peu de nourriture et d’eau, tout en craignant constamment pour leur vie. À son arrivée en Libye, Khalid s’est retrouvé dans un camp de rétention de migrants dans la ville de Bin Walid. Il est vite apparu que ce n’était pas ce qu’il avait imaginé. Il s’agissait plutôt d’un lieu de désespoir, où les rêves allaient mourir. Le camp était un terrain propice à la violence et aux abus, et Khalid a été victime de sa cruelle réalité. Il a été battu et maltraité, dépouillé de sa dignité et traité comme une simple marchandise. Les bourreaux de Khalid ont exigé une rançon de 5 000 dollars. Il a été obligé d’appeler sa mère, le cœur brisé, en la suppliant de trouver un moyen de le sauver. Il ne peut supporter la douleur qu’il endure. Les larmes coulent sur son visage lorsqu’il entend la voix de sa mère, qui lui promet de faire tout ce qui est en son pouvoir pour payer la rançon. Malgré toutes les difficultés, sa mère a réussi à obtenir l’argent nécessaire à la libération de son fils. Khalid a ensuite été libéré par les coyotes libyens, les impitoyables passeurs qui l’avaient gardé en captivité. Mais sa liberté retrouvée a été de courte durée. Il a de nouveau été capturé, cette fois par des agents de l’immigration libyens qui l’ont détenu dans un sinistre centre de détention à Tripoli.

Après avoir entendu les histoires d’horreur et vu la réalité sur le terrain, j’étais déterminée à sauver le plus grand nombre possible de ces âmes innocentes.
J’ai navigué sans relâche dans le labyrinthe de la bureaucratie libyenne et des procédures enchevêtrées du HCR. Chaque jour apportait son lot de défis et d’obstacles, mais je refusais d’abandonner. La vie de mes compatriotes somaliens était en jeu et je ne pouvais pas fermer les yeux sur leurs souffrances. Dans la matinée du 29 mai 2018, j’ai emmené 150 migrants à Mogadiscio à bord d’un vol charter de l’OIM en provenance de Tripoli. Khalid faisait partie des quelques chanceux qui ont décidé de retourner volontairement en Somalie. Le cœur de Khalid battait dans sa poitrine alors qu’il se tenait devant sa petite maison à Mogadiscio, en Somalie. Cela faisait des années qu’il avait laissé derrière lui sa mère, sa femme et sa petite fille, s’embarquant pour un voyage périlleux qui semblait être le seul espoir d’un avenir meilleur. Les retrouvailles déchirantes avec sa famille m’ont rappelé avec force les raisons pour lesquelles je m’étais embarqué dans ce voyage éprouvant.
Ce fut un retour doux-amer, car il a retrouvé sa famille tout en portant le fardeau des souvenirs de ses expériences pénibles.

Khalid était déterminé à canaliser sa douleur et ses expériences en vue d’un changement positif, un an après avoir pris une décision qui a changé sa vie. À l’été 2019, il s’est engagé dans l’armée somalienne. Attiré par l’idée de servir son pays, Khalid a été envoyé en Érythrée pour y suivre une formation rigoureuse. Khalid a été envoyé en Érythrée pour un entraînement rigoureux. Là, il a été transformé en une force redoutable, perfectionnant ses compétences en tant que soldat des forces spéciales et, plus tard, en tant qu’officier de marine. Le régime d’entraînement exténuant n’avait rien à voir avec ce qu’il avait connu auparavant. Poussé dans ses derniers retranchements physiques et mentaux, il persévère, nourri par sa détermination inébranlable à réussir. Les mois se sont transformés en années, et Khalid s’est transformé en un formidable officier de marine. Il a appris l’art du combat, les stratégies tactiques et l’importance de la discipline dans tous les aspects de sa vie. Son entraînement ne s’est pas limité au champ de bataille. Khalid a également appris de précieuses leçons en matière de leadership, de compassion et d’altruisme. Après quatre années d’entraînement intensif, Khalid est rentré à Mogadiscio il y a quelques semaines avec une nouvelle motivation. Quelques jours après son arrivée à Mogadiscio, j’ai reçu un appel de Khalid pour m’informer de son arrivée en Somalie et du décès de sa mère en son absence. J’étais extrêmement heureux d’entendre sa voix, mais en même temps profondément attristé par la nouvelle du décès de sa mère.

Khalid a apporté sa formation et son expérience de l’Érythrée, inculquant l’importance de l’unité, du service et du sacrifice à chaque officier. Il est un symbole de résilience et d’espoir pour la Somalie, déchirée par la guerre. Aujourd’hui, en tant qu’officier de marine, Khalid sert son pays avec un dévouement inébranlable.
Khalid porte les cicatrices de son passé, un rappel constant des sacrifices qu’il a faits. Mais chaque pas qu’il fait, la tête haute, témoigne de l’esprit indomptable d’un garçon qui a tout laissé derrière lui pour devenir soldat. Aujourd’hui, Khalid ne sert pas seulement son pays, il inspire aussi les autres à ne jamais abandonner, à lutter contre l’adversité et à s’accrocher à l’espoir qu’un avenir meilleur est possible.

Khalid a réalisé son rêve de devenir officier de marine, mais plus important encore, avec son coéquipier, ils vont redéfinir la sécurité de nos mers touchées par la piraterie et la pêche illégale. Dans un pays déchiré par les conflits et le désespoir, l’histoire de Khalid a été une source d’inspiration pour d’innombrables personnes. Sa détermination inébranlable, sa résilience et ses qualités de leader ont fait de lui un héros à célébrer. L’héritage de Khalid perdure, rappelant aux générations futures que même dans les circonstances les plus difficiles, il existe toujours des possibilités de changement.

Mon expérience en Libye m’a appris que le sauvetage seul n’est qu’une solution temporaire à l’angoisse des migrants. Il doit être accompagné de solutions à long terme. Nous devons nous attaquer aux causes profondes qui les poussent à quitter leur foyer en quête d’espoir et de stabilité. Avant tout, nous devons nous attaquer à la pauvreté endémique, à l’inégalité économique, à la corruption et au népotisme qui sévissent dans nos pays. Grâce à l’autonomisation économique et à l’éducation, il est possible de construire un avenir où le sort des migrants africains ne sera plus qu’un lointain souvenir.

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