Ngomoromo (Ouganda), 12 avr 2017 (AFP)

Dans le no man’s land séparant le Soudan du Sud et l’Ouganda, le vent fouette les herbes rases et soulève des nuages de poussière brûlante. Aveuglés, David Otong Oroma et sa soeur, peinent à pousser leur moto surchargée de l’autre côté de la frontière.
Ils fuient la ville de Pajok, dans le sud du Soudan du Sud, où leur communauté, des agriculteurs et commerçants d’ethnie acholi, a été attaquée par des forces pro-gouvernementales le 3 avril. Le massacre a fait au moins 85 morts, selon des témoins.
Des habitants de Pajok, réfugiés du côté ougandais de la frontière, ont raconté à l’AFP comment des soldats de la SPLA (Armée populaire de libération du Soudan) et des miliciens alliés, sont entrés dans la ville à bord de véhicules blindés, avant de se déchaîner contre les civils.
« Tous ceux qu’ils trouvaient, ils leur tiraient dessus », témoigne David, 36 ans, un travailleur social qui aide les sourds et muets au sein d’une ONG. « Ces gens de la SPLA, ils nous qualifient tous de rebelles et ils nous tuent. C’est pour ça que j’ai fui dans la brousse ».
La tuerie de Pajok est la dernière d’une longue série, depuis le début de la guerre civile en 2013. Après des jours de tension, la SPLA est entrée dans la ville vers 08H00 ce lundi-là. Juste avant que les gens ne partent au travail ou à l’école.
Un véhicule blindé, surmonté d’une mitrailleuse, a fait son apparition dans la rue principale. Des soldats de l’armée gouvernementale ont suivi, et immédiatement commencé à ouvrir le feu, ciblant apparemment des civils hommes.
Robert, 31 ans, un professeur de mathématiques et leader communautaire qui préfère ne pas donner son nom de famille, dit avoir instantanément compris que cette attaque était différente des précédentes.
« Trois civils ont été tués dès les premières minutes et la place s’est remplie de soldats. Voir le gouvernement enfoncer les portes et piller les maisons, ce n’était pas une opération normale. Il fallait prendre très vite la décision d’évacuer la population civile », explique-t-il.
Les témoins disent avoir reconnu, grâce à leur insigne, les soldats de la « Lion brigade unit », commandée par le général Santino Deng Wol, mêlés à des éléments en uniforme kaki du Service national de sécurité, un redouté organe de renseignement.
Le général Deng figure depuis la mi-2015 sur une liste de sanctions de l’ONU, pour des accusations de crimes de guerre.
Dans la région, Pajok est considérée comme favorable aux rebelles, qui soutiennent l’ancien vice-président Riek Machar, opposé aux forces gouvernementales fidèles au président sud-soudanais Salva Kiir.
– Acholi contre Acholi –
Des dissensions politico-ethniques alimentées par la rivalité entre les deux hommes ont plongé le Soudan du Sud, indépendant depuis 2011, dans la guerre civile en décembre 2013.
Le conflit opposait à l’origine l’ethnie dinka de Kiir aux Nuer de Machar. Mais d’autres groupes ethniques ont progressivement été pris dans l’engrenage des combats.
Des réfugiés ont raconté comment des miliciens acholi venus de la ville voisine de Magwi, pro-gouvernementale, se sont tournés contre des membres de leur propre ethnie. « La crise au Soudan du Sud est d’abord ethnique. Là, des Acholi ont été utilisés contre d’autres Acholi », indique Robert.
Le président Kiir est souvent accusé d’avoir recours à des milices privées, ultra-violentes, dans son combat contre la rébellion.
Okumu Philip Paulino, 29 ans, a échappé à la mort en se jetant au sol, alors que les balles sifflaient au-dessus de sa tête.
Il a été arrêté, battu et emmené à l’hôtel Atebi River, où le général Deng avait établi son poste de commandement.
Plus tard ce jour-là, Deng comprit qu’Okumu, un gérant de magasin, était éduqué et le général l’envoya compter le nombre de morts dans les rues.
« Nous avons compté 85 personnes, dont trois femmes », affirme Okumu, qui a passé le lundi, le mardi et le mercredi à enterrer les corps.
– L’odeur des corps –
« J’ai organisé les jeunes parmi les prisonniers et demandé à être autorisé à enterrer les corps. J’ai transporté la première personne à avoir été tuée: Charles Ogeno. Il est mort et je l’ai porté. Mon corps était entièrement couvert de sang ».
« Ensuite, nous avons enterré ensemble un homme appelé Onen, puis Jacob, puis Paul, puis Amos. Lui, ils l’ont tué alors qu’il avait les mains en l’air. J’ai essayé de le porter alors qu’il était encore en vie, mais il perdait du sang, et je n’ai pas pu le soulever avant qu’il meure ».
Épuisé et encore hanté par l’odeur des corps en décomposition sous la chaleur, Okumu ne peut oublier ceux qu’il n’a pas pu enterrer.
« J’ai retiré de la rivière une fille de 17 ans et sa mère qui avaient été tuées (…) J’étais très fatigué et je n’avais pas l’énergie pour les enterrer ».
A l’intérieur d’un baraquement militaire, il dit avoir trouvé les corps de 18 hommes et d’une femme.
Le lendemain de l’attaque, le mardi, une femme a approché Okumu en lui disant qu’elle avait été violée. « Elle a dit qu’un soldat tenait les gens à l’écart en tirant, pendant qu’un autre » la violait. Les soldats ont ensuite échangé les rôles.
« Je lui ai donné des antidouleurs et l’ai emmenée au commandant, qui a puni les soldats. Il leur a donné 100 coups de fouet et les a libérés », affirme-t-il.
Okumu a finalement réussi à s’échapper en convaincant le général qu’il allait chercher sa famille et reviendrait. Il a depuis rejoint un camp en Ouganda, où près de 5.000 habitants de Pajok ont trouvé refuge.
Regardant en direction de Pajok, David, lui, assure qu’il ne retournera jamais dans son pays: « Je préférerais mourir en enfer qu’au Soudan du Sud ».